Il s’agit là de la seule véritable crevette de notre département. Oh, rien à voir en taille avec le gros bouquet « rose » Palaemon serratus de nos plateaux, ni même avec la petite Crevette grise Crangon crangon de nos côtes ! Avec sa maigre queue de quelques dizaines de millimètres, elle ne propose pas grand-chose à se mettre sous la dent. Et elle ne supporte pas les eaux salées : on ne la trouve que loin à l’intérieur des terres, dans nos eaux douces continentales.
Seulement voilà, d’un point de vue taxonomique, elle appartient bien au même groupe que les crabes et crevettes marines.
Elle a tout d’une crevette
Elle se range parmi les Caridea, terme qui, tout comme son nom commun de Caridine, vient du grec et signifie… crevette, tout simplement. Et morphologiquement, elle a effectivement tout d’une crevette, avec notamment la présence typique d’une palette natatoire à l’extrémité de la queue. Elle est en tout cas à bien distinguer des gammares, qui eux en sont dépourvus et nagent sur le côté, et qu’on appelle parfois – à tort donc – « crevettes des fontaines ».
La Caridine, Atyaephyra desmaresti, est une espèce relativement discrète dans son milieu ; rarement visible depuis les berges, elle ne révèle bien souvent sa présence qu’à l’occasion de pêches ou autres prélèvements dans les cours d’eau. Il faut dire qu’elle est surtout active la nuit et se réfugie en journée dans la végétation ou sous les berges creuses.
Qui plus est, son corps est globalement transparent, seulement parsemé de minuscules points brun-noir. En main, par contre, elle est assez facilement reconnaissable, avec des yeux proéminents, et deux petites pinces poilues aux premières paires de pattes. Et en livrée nuptiale, aux beaux jours, les femelles se parent alors de jolies marbrures brun-rouge, parfois bleutées.
Une crevette voyageuse
La Caridine affectionne les eaux douces, peu courantes, bien végétalisées, à tendance calcaire. En France, elle semble particulièrement bien se plaire dans les grands cours d’eau de plaine du grand Centre-Ouest. Dans le département, elle est connue de la Vienne, du Clain, de l’Anglin, avec une petite préférence d’habitat semble-t-il pour les herbiers à Rorippe amphibie, Rorippa amphibia. Pourtant, l’espèce n’est pas du pays ; elle est originaire du pourtour méditerranéen (Afrique du Nord, Moyen-Orient, Italie, Grèce, Espagne, etc.), où elle semble aujourd’hui en régression.
Ces derniers siècles, elle a progressé vers le nord à travers toute l’Europe jusqu’à la Mer Baltique, probablement à la faveur des grandes voies navigables (Rhône, Loire, Rhin, Danube, etc.) et autres canaux creusés par l’homme qui ont augmenté la connectivité des réseaux hydrographiques. Elle est parfois qualifiée de bio-envahisseur, du fait de sa progression relativement récente (depuis le XVIIe ?), favorisée – involontairement ici – par l’Homme. Elle ne mérite cependant pas le qualificatif d’invasive, puisqu’elle n’atteint jamais des effectifs problématiques et que sa nocivité sur les écosystèmes colonisés n’a pas été démontrée.
Pour certains, il s’agirait d’un excellent biomarqueur des changements climatiques récents. Avec l’Écrevisse à pieds blancs, c’est le seul crustacé classé « déterminant » en Vienne et en Poitou-Charentes.
L’histoire d’un nom
Enfin, il est curieux de remarquer que c’est un naturaliste presque local, Pierre-Aimé Millet de la Turtaudière, qui l’a officiellement décrite en la prélevant « dans les différentes rivières du département de Maine-et-Loire, où elle vit, réunie ordinairement en société au milieu des herbes aquatiques » (Millet, 1831. Description d’une nouvelle espèce de crustacé, l’Hippolyte de Desmarets, Mémoires de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts d’Angers, 1 : 55-57). En fait, l’espèce était bien sûr déjà connue dans son aire d’origine et décrite au moins une première fois d’un cours d’eau de Sicile sous le nom de Symethus fluviatilis (Rafinesque, en 1814). Mais, en raison du principe de priorité du très formel Code Zoologique International de Nomenclature, ce nom n’a pu être conservé car il s’est avéré qu’une forme proche servait déjà à désigner d’autres crustacés (crabes du genre Symethis, terme introduit par Weber en 1795).
Et c’est ainsi que le patronyme de notre savant voisin angevin se retrouva à jamais associé à la description de cette espèce d’origine méditerranéenne.
Extrait de :
Vienne Nature, 2017. Bêtes et plantes de la Vienne - déambulation dans la biodiversité départementale. Vienne Nature éditions, Fontaine-le-Comte. 240 p.