La Grande Mulette

La Grande Mulette, un des plus grands bivalves des eaux douces européennes, atteint jusqu’à 20 cm pour les plus grands individus (généralement de 15 à 17 cm). Avec sa coquille épaisse et un poids de presque 500 g, c’est aussi la plus lourde. Pourtant cette géante parmi les moules d’eau douce se révèle extrêmement difficile à observer en raison de sa rareté. Sa répartition mondiale se limite à la France et l’Espagne où elle ne survit que dans quelques cours d’eau.

Cette Grande Mulette a été retirée de son milieu de vie, marquée, pesée, mesurée puis replacée au même endroit. Affublée du matricule F 268, elle pourra être suivie précisément au fil des ans. Crédit photo : Miguel Gailledrat

Des retrouvailles récentes

Ça n’a pas toujours été le cas. Elle était autrefois présente dans la partie aval de tous les grands fleuves de la façade atlantique européenne. Elle pouvait être localement abondante, on a même exploité sa nacre de façon industrielle sur la Charente pour en faire des boutons, en Espagne pour faire des manches de couteau. Mais contrairement à sa « petite » sœur, Margaritifera margaritifera, la Moule perlière, ses perles trop rares et biscornues n’ont guère suscité l’avidité de l’Homme pour des parures. Elle a pourtant régressé dans la plupart des cours d’eau à tel point qu’on l’a considérée comme une espèce disparue pendant près de 70 ans.

La redécouverte d’individus vivants sur l’Ebre, en Espagne en 1990, puis sur la Vienne en France en 1996, a redonné l’espoir de retrouver des populations viables de cette espèce emblématique.

Enfoncée dans le substrat de la rivière aux deux tiers de sa hauteur, la Grande Mulette, malgré sa grande taille, peut facilement passer inaperçue. Crédit photo : Miguel Gailledrat

Mais les populations sont aujourd’hui souvent clairsemées. Discrète, elle s’enfouit en partie dans les sédiments et sa partie émergée, généralement recouverte d’algues, lui assure un camouflage qui ne facilite pas son repérage ! On peut la trouver dans quelques décimètres d’eau jusqu’à des profondeurs de plusieurs mètres pour peu que ses habitats de prédilection, un peu de sable, du gravier et des cailloux stables bien irrigués par un courant régulier, soient présents. Retrouver la grande naïade équivaut à rechercher une aiguille dans une botte de foin.

Pourtant, quelques passionnés s’adonnent à cette pratique et, parfois, émotion intense, la rencontre est au rendez-vous. Si la découverte de fragments anciens de coquille s’avère assez régulière, la rencontre avec des individus vivants reste un événement rare et privilégié. Sur les cours de la Vienne et de la Creuse, seulement quelques centaines d’individus vivants ont été observés, principalement en Indre-et-Loire.

Seuls les siphons ouverts indiquent à un oeil exercé qu’une Grande Mulette est camouflée au fond du cours d’eau. Crédit photo : Michel Bramard

Fragile population départementale

Dans le département de la Vienne, la bibliographie ancienne ne nous apporte pas d’informations de la part des premiers « naturalistes ». L’usine de Châtellerault a utilisé pendant des années de la nacre pour fabriquer des manches de ses couteaux réputés, ou des petits objets de tabletterie ; on ne trouve pas de mention de provenance de la matière d’origine, ou elle renvoie, avec ses pinctada, à des importations du lointain pacifique.

Les coquilles trouvées sur la Creuse ont été récoltées en aval de Descartes et sur la Vienne à l’aval de Châtellerault. Les premières prospections menées à la fin des années 90 ne signalent qu’un mollusque vivant un peu en aval de Châtellerault. C’est insuffisant ! En 2015 et 2016, Vienne Nature a donc mené de nouvelles investigations permettant de retrouver moins d’une trentaine d’individus vivants, seulement ! Qu’importe si les chiffres sont faibles, les individus trouvés n’en présentent pas moins une valeur patrimoniale élevée et un espoir important pour la conservation de l’espèce.

Qui sont ces individus ? Tous des vieillards ou presque (ou toutes car ces animaux sont hermaphrodites). La plupart mesurent plus de 15-16 cm et ont certainement plus de 100 ans ! Pourtant, au moins une sur cinq a encore la capacité d’émettre des gamètes et à se reproduire. Deux des individus retrouvés présentent une taille plus réduite, d’une dizaine de centimètres, prouvant qu’une reproduction a eu lieu, peut-être il y a moins de 50 ans ? Difficile encore à dire : on ne cerne pas encore toutes les causes de régression de cette espèce très mal connue.

Parmi les plus probables, la disparition de son poisson-hôte, qui a pour charge de transporter les larves de moules, les glochidies, sur ses branchies pour les remonter de quelques kilomètres afin que celles-ci conservent au fil des années et des siècles les mêmes zones de vie.

L’un de ces poissons-hôtes, l’Esturgeon européen Acipenser sturio, aurait disparu du bassin de la Loire depuis 1940 en raison de la surpêche, de l’altération de ses zones de frayères et des barrages. Sur l’axe Vienne-Creuse, celui de Maisons-Rouges a effectivement entravé la Vienne de 1920 à 1998. Malgré la disparition de l’Esturgeon, la présence de mulettes de petite taille à l’amont de l’ancien barrage laisse à penser qu’un ou plusieurs autres poissons, parmi les migrateurs ou les sédentaires, pourrait être l’hôte des larves de la Grande Mulette. Pour l’instant le mystère reste entier et des investigations sont encore nécessaires...

Prospection de la Grande Mulette avec les clubs de plongées du département. Crédit photo : Vienne Nature

La taille respectable de ces trois Grandes Mulettes indique qu'il s'agit d'individus agés. La plus grande est probablement centenaire ! Crédit photo : Michel Bramard

Un enjeu de conservation prioritaire

Mais les causes de régression peuvent aussi se trouver dans la qualité de l’eau et des sédiments. Les jeunes moules, enfouies entièrement dans le substrat plusieurs années durant, sont particulièrement sensibles au colmatage minéral et aux algues qui peuvent limiter l’oxygénation de leur milieu de vie. L’eau interstitielle est souvent un bouillon où se concentre la majorité des polluants... Les pressions sur la ressource en eau aggravent la situation en période d’étiage sévère.

Ailleurs, c’est la disparition des cailloux et des graviers retirés autrefois à grand coups de dragueuse mécanique ou piégés dans les retenues des barrages qui vont altérer ses habitats. La Vienne et la Creuse s’incisent, laissant apparaître une roche mère défavorable au maintien des moules. Localement, une mauvaise gestion des arbres de bordure, la présence d’espèces exotiques, des protections artificielles en tôle ou en enrochements fragilisent les berges et viennent à bout des quelques rescapées.

De nombreux textes visent à la reconnaissance et la protection de l’espèce : Liste Rouge Mondiale UICN (inscrite comme « en danger critique d’extinction »), Plans d’Actions Européen et National, Arrêté ministériel de protection. Le programme LIFE porté par l’Université de Tours depuis 2014 (LIFE 13 BIO FR001162) vise à améliorer la connaissance de l’espèce et à trouver des solutions concrètes au problème de sa reproduction, clé de voûte essentielle à sa survie. Mais des actions locales concernant la préservation du milieu, la qualité et la quantité d’eau peuvent aussi apporter une petite pierre à l’édifice et contribuer à maintenir l’espoir de sauver un des invertébrés les plus rares au monde.

Extrait de :
Vienne Nature, 2017. Bêtes et plantes de la Vienne - déambulation dans la biodiversité départementale. Vienne Nature éditions, Fontaine-le-Comte. 240 p.

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